“Tout est affaire de décors
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c'est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m'éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j'ai cru trouver un pays”[1]
Cette pièce ne parle pas d’amour. Elle parle de son absence. Elle parle de la pantomime grotesque qu’on nomme (à tort ?) l’amour, sans vraiment être dupe au fin fond de soi-même.
Laissons son enveloppe commerciale bassement matérialiste, qui pourtant signifie tellement, bien davantage qu’on voudrait le penser, de ce monde où tout est devenu objet de marché, à l’aune unique de la valeur monétaire. Parlons plutôt de ces couples (ces juxtapositions momentanées de solitudes serait plus exact) en souffrance, pitoyables, dérisoires, si drôles et si pathétiques dans leur chassé-croisé éternellement recommencé. Ces êtres se croisent sans cesse. Ils ne se rencontrent jamais. Ils se cherchent mais ne se trouvent pas. Alors ils se rassurent comme ils peuvent, dans la jonction fugace de la chair ou dans le souvenir d’un “ce qui fut mais jamais plus ne sera”. Post coïtum animal triste est… Comme ils appellent, pourtant, comme ils le cherchent, terrorisés par une solitude qui les renvoie à un vide existentiel insupportable, cet autre qui se dérobe. “Quelles peurs veux-tu conjurer ? Quels gouffres veux-tu combler ? Quelle étoile veux-tu capturer ?” demande le spectre. “Est-ce ainsi que les hommes vivent / Et leurs baisers au loin les suivent / Comme des soleils révolus”[2], chante en écho le poète.
Mais pourquoi la multiplication de ces baisers d’un instant ne serait-elle pas une manière comme une autre de vivre heureux en attendant la mort, après tout ? Faire de la pièce une parabole judéo-chrétienne au service de la fidélité conjugale ou d’un quelconque Amour Unique serait une erreur. Y voir une illustration féministe de l’abomination phallocrate en serait une autre. Non, ce qui ne va pas dans cette histoire, c’est que les fondations sur lesquelles les personnages construisent leurs relations sont minées par le mensonge et la manipulation. Dans la pièce, l’homme est bien sûr le meneur de ce jeu pervers. C’aurait pareillement pu être une femme, d’ailleurs certains personnages féminins jouent, à ses dépens et aussi habilement, le même jeu. Il est le stratège menteur et calculateur qui possède toutes les cartes. Les femmes ne sont pour lui que les instruments nécessaires à l’assouvissement de ses pulsions. Il est l’être, moderne par excellence, de la satisfaction immédiate d’un désir qui ne tolère aucune limite, fort de sa foi frelatée en la suprématie absolue d’un plaisir individualiste roi. Je baise donc je suis.
Eugène Ionesco déclarait naguère qu’il avait voulu montrer dans ses pièces “ce que l’homme devient ou peut devenir quand il est coupé de toute transcendance ; quand le destin métaphysique est absent du cœur humain, c’est-à-dire quand la réalité réaliste se substitue au réel, à l’éternel”[3]. Notre homme à nous, de la même manière, croit vivre intensément dans ce qui n’est qu’une fuite en avant où il cherche à remplir “[son] corps sans combler la lacune / En [lui] : le cœur absent, stérile infiniment”. Les limites s’imposeraient d’elles-mêmes à lui s’il se décentrait un peu de lui-même. La transcendance commence peut-être à la porte de l’ego. Si cet homme ouvrait un peu les yeux, s’il regardait ces femmes qu’il traite comme des objets, s’il les rencontrait au lieu de les croiser, il verrait, il mesurerait combien l’intérêt, la manipulation et le mépris qui fondent sa vie sont inacceptables. Le pire, c’est qu’il les voit, il sait parfaitement ce qu’il fait, mais il fait vite taire cette conscience qui le dérange furtivement. On ne se refait pas, n’est-ce pas ; chassez le naturel, il revient au galop… Notre homme voudrait bien faire passer sa libido pour un Destin contre lequel on ne peut lutter. Son Dieu, c’est lui-même. Un dieu au culte duquel il convient de tout sacrifier. Tant pis pour les dommages collatéraux.
Pourtant il séduit. Parce qu’il est séduisant. Il y a en lui une puissante force de vie à laquelle il est difficile de résister, un réel appel qui lui donne une apparence de vulnérabilité qui flatte la part protectrice et compatissante qui sommeille en chacun(e). Et il a su donner, cet homme-là, il a même beaucoup donné, dans les quelques minutes de sa présence. Il est un feu de paille qui illumine la nuit le temps d’un flamboyant éclair. Derrière, il ne reste que cendre. L’éclair est fugace, la cendre est tenace. Surtout que ce feu, naguère si puissant, fait maintenant plus de fumée que de flamme. Ce virtuose comédien de la séduction croit de moins en moins à son rôle. Le jeu sans l’émotion devient une mécanique aux rouages trop apparents qui ne convainc plus grand monde. Et pourtant la mascarade continue, de plus en plus pitoyable, de plus en plus douloureuse.
Gardons-nous bien de réduire ses conquêtes à de pathétiques et innocentes victimes. Elles sont victimes bien sûr, de son mensonge permanent et de son cynisme sans scrupule. Mais elles aussi vivent dans le mensonge. Elles refusent délibérément de voir ce qui les dérange, de creuser le sillon nauséeux du doute, elles se mentent à elles-mêmes pour masquer des évidences qui les déstabiliseraient trop, sans doute. Car la vérité attaque les yeux aussi bien que les mains. Il faut plonger dans la boue du mensonge, et la vérité qu’on en extrait brûle d’une clarté souvent destructrice. Demandez à Électre… À l’inverse, l’amour rend aveugle, dit-on. Est-ce l’amour ou une forme d’accoutumance toxicomaniaque plus ou moins masochiste, ou bien la peur de perdre un certain confort, la terreur d’affronter la solitude, le refus d’accepter la remise en question, l’erreur, l’échec ? À un certain degré, la naïveté crédule devient de l’aveuglement. Quoi qu’il en soit, amour ou lâcheté, leur vie se construit sur une forme de mensonge à soi-même. “La tricherie se marie si bien avec le sentiment”[4], n’est-il pas ? Ce grand jeu de dupes ne peut perdurer qu’avec le consentement mutuel, plus ou moins conscient, des deux parties. Le mensonge éhonté n’est crédible que lorsque le culot du menteur trouve son équivalent dans la crédulité de son auditoire. Alors c’est le Diable, ce père du mensonge, qui gouverne le monde.
“Un roi sans divertissement est un homme plein de misères”[5] écrivait Pascal. Régnant, tout puissant, sur son poulailler, notre coq n’est pourtant pas heureux. Son divertissement de basse-cour ne le comble pas. Il n’est, Dieu merci, que l’enfant maladroit et inaccompli du Diable. Sinon, tout irait au mieux dans le meilleur des mondes, pour lui en tout cas. Ce bourreau l’est autant des cœurs féminins que du sien. Il voit bien que son agitation de pantin dérisoire tourne à vide. Il ajoute sans cesse de l’eau dans la passoire qu’il est, et s’étonne qu’elle ne se remplisse pas. Il est à un moment de sa vie où le malaise ne peut plus être ignoré, mais n’a pas encore trouvé sa cause. Existe-t-il une cause unique, d’ailleurs ?… Ce serait simple, et rassurant. Quelle est donc l’origine de ce manque qui fait de l’homme une coquille vide ? Et pourquoi ne parvient-il pas à la remplir ? Sans doute parce qu’il donne une mauvaise solution à un vrai problème. Et peut-être est-il des vides qu’on ne parvient jamais à combler… Moralistes, platoniciens, psychologues, ethnologues, idéalistes, théologiens, psychanalystes, et que sais-je encore… : chacun proposera son explication. Il n’en demeure pas moins que cet être qui se débat pathétiquement restera sans doute l’enfant démuni qui tremble de peur et de froid, perdu dans l’immensité dévastée d’un monde toujours hostile. S’en trouvera-t-il un pour lui jeter la première pierre ? Une chose est sûre, le théâtre n’est pas un tribunal. Il montre. À chacun d’en juger.
“Tout ce que j’ai fait, c’est d’amener à la limite ce que, vous-mêmes, vous avez peur d’amener ne serait-ce qu’à la moitié, tout en prenant, en plus, votre lâcheté pour du bon sens — ce qui vous console, et qui vous berne”, fait dire Dostoïevski à son personnage des Carnets du sous-sol. Le nôtre n’a pas cette lucidité désabusée, qui est un bien triste réconfort. Que faire alors ? “La comédie n’est que la deuxième face de la tragédie”[6], note Ionesco, qui ajoute ailleurs : “Puisqu’il n’y a rien à faire, puisque nous sommes voués à la mort, soyons gais. Mais ne soyons pas dupes.”[7] On peut croire, aussi, malgré tout, qu’il y a quelque chose à faire, sans être dupes pour autant. Ou alors, l’amour n’est peut-être finalement rien d’autre que cela… Quoi qu’il en soit, le point commun entre la tristesse et la joie, ce sont parfois les larmes.
[1] “Bierstube Magie allemande”, Louis Aragon, Le Roman inachevé, 1980
[2] “Bierstube Magie allemande”, Louis Aragon, Le Roman inachevé, 1980
[3] Discours prononcé lors de la remise du prix T. S. Eliot-Ingersoll à Chicago en 1985
[4] Les Carnets du sous-sol, Fedor Dostoïevski, 1863
[5] Pensée 142, Pensées, Blaise Pascal, 1670 : “Qu'on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin de l'esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir ; et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères.”
[6] Discours prononcé en 1985 lors de la remise du prix T. S. Eliot-Ingersoll à Chicago
[7] Déclaration du 7 mai 1988 faite à l’occasion de la troisième Nuit des Molières à Paris
3 commentaires:
comme je n'ai pas lu la pièce je ne peux la commenter mais :
n'y a t-il pas la possibilité de considérer le sexe uniquement comme 1 acte biologique sans y faire de sentiment : 1 pratique d'hygiène sans faux-semblants ?
pas même avec la fantaisie des années 70/80 d'apès la pilule & d'avant le SIDA... mais juste comme 1 acte qui permet de se débarasser d'encombrantes pulsions qui peuvent brouiller l'intellect ?
il faut bien manger... boire... dormir... & accomplir l'acte sexuel... pour être opérationnel...
(j'ai créé 1 personnage comme ça dans mon feuilleton "Gaspard"... c'est juste 1 "amusette" mais...)
"n'y a t-il pas la possibilité de considérer le sexe uniquement comme 1 acte biologique sans y faire de sentiment : 1 pratique d'hygiène sans faux-semblants ?"
Si, bien sûr, au contraire... Et je trouve cela effectivement très sain et nécessaire. Mais justement, le problème soulevé dans la pièce, bien plus que le sexe, est celui de ce que tu nommes le "faux-semblant" dans les rapports humains, sexués ou non. La question est celle du mensonge, de la duperie, de la manipulation ou, pour le dire autrement, du manque de respect de l'autre, considéré comme un objet utilitaire. Sans espérer atteindre une utopique transparence absolue, on peut quand même interroger une certaine manière d'être avec l'autre qui consiste à "l'utiliser" à des fins personnelles (qu'elles soient sexuelles ou non, je me répète)en lui faisant croire, ou en jouant savamment avec le non-dit suggestif, autre chose que ce qui est. Toute la pièce repose sur la valeur des mots et des gestes. Il est une parole vraie, où les mots coïncident avec la pensée (le plus possible). Ce n'est pas cette parole qui est à l'oeuvre dans la pièce : c'est au contraire une parole en contradiction systématique avec l'intention. On peut dire "je t'aime" en pensant "je te hais".On peut dire "je vous ai compris" en pensant "je me fous royalement de votre opinion". On peut dire "je ferai tout pour vous" en pensant "je vais tout faire pour moi". La liste est longue... N'est-ce pas ? Et le pire, c'est qu'il est si facile de se laisser duper soi-même, de croire en sa propre sincérité, dans ce qui n'aura été une vérité que le temps d'un déplacement de vent. On s'arrange tellement facilement avec soi-même. C'est là où les choses se corsent.
Voilà ce que m'inspire ton commentaire, dont je te remercie, car il engage un vrai débat...
Freud : au secours !
pénible libido !
j'ai vu récemment à la tévé 1 Suisse qui fait la promo pour la castration : soi-disant atteint de priapisme il a décidé il y a qualques années de se faire castrer ! eh oui : il se les ai fait couper... & maintenant il milite pour qu'on les coupe notamment aux criminels sexuels...
en d'autres temps on se faisait moine pour moins que ça & on sublimait !...
la libido n'est-elle pas liée à l'appétit de pouvoir aussi ? pouvoir sur l'autre ? les autres ?
plus de libido plus de querelles ?
libido au dodo & tous frêres ?
j'exagère
je crois que sans la libido il n'y aurait plus de création ? créer fait bander & bander fait créer...
faut qu'on fasse avec...
si j'appelle Freud au secours c'est parce que je crois que les prises de tête entre têtes de noeud résultent du bordel qu'on a là'n'dans & que ça reste 1 maison "close"
quand on sort le désir par la porte il rentre par la fenêtre & ça donne matière à sentiments divers compliqués
en somme ça gâche la vie mais on ne peut s'en passer...
sauf à être Suisse...
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